#1J1A : Alfred Leroux (1855-1921), un archiviste engagé ?

Archives départementales de la Haute-Vienne, Portrait d’Alfred Leroux, (source Centenaire de la mort d’Alfred Leroux – Expositions (haute-vienne.fr))
Pierre tombale du cimetière protestant de Bordeaux. Photo : Anaïs Berger

Alfred Leroux (1855-1921), un archiviste engagé ?

Chaque service d’archives en France a une figure tutélaire d’un directeur d’archives qui a contribué à enrichir la connaissance historique mais qui a pu aussi écrire au sujet de la gestion des archives. Alfred Leroux est de ceux-ci.

Après l’obtention de son diplôme d’archiviste paléographe, il est  nommé archiviste départemental de la Haute-Vienne le 31 juillet 1878, poste qu’il occupe pendant 30 ans jusqu’en 1908.

Passionné par son métier, il s’investit dans le classement des archives anciennes du département et dans leur mise à disposition par la rédaction des instruments de recherche correspondants. Il réalise le déménagement des archives vers les nouveaux locaux de la Préfecture de la rue des Combes à partir de 1902.  

Auteur prolifique, la bibliographie complète de ses travaux nous montre la continuité et la variété de ses ouvrages : publication d’inventaires d’archives, recueils de documents et de monographies.

Dans ce texte qui lui est dédié nous voulons mettre en lumière trois écrits, il s’agit d’articles tirés à part, datés de 1903-1904 :

  • « De quelques améliorations possibles dans l’organisation et le fonctionnement des archives provinciales » (1904) ;
  • « Comment on déménage un dépôt d’archives » (1903) ;
  • « Comment désencombrer les archives de Préfectures et sous-préfectures » (1904).

Outre les actions d’accroissement des fonds par des versements

L’article « De quelques améliorations possibles dans l’organisation et le fonctionnement des archives provinciales »[1] est le plus long et le plus complexe. Le terme « d’archives provinciales » peut paraître curieux, il fait référence aux archives locales. Il démarre en signalant les mauvaises conditions de conservation des archives dans les communes et dans les hôpitaux et regrette que « les règlements y sont à peine appliqués ; les rats, les mites, la poussière et l’oubli y font leur œuvre. Dans cinquante ans, si l’organisation actuelle n’est pas modifiée, il n’en subsistera probablement plus grand’chose ». Il s’oppose à la multiplication des dépôts d’archives communales et hospitalières où il note qu’il serait difficile de nommer pour chaque dépôt un conservateur et encourage le regroupement. Il suggère une répartition des archives entre des dépôts d’État localisés au chef-lieu de département et des dépôts dans les chefs-lieu d’arrondissement pour centraliser idéalement les archives des communes et des hôpitaux. Il appelle aussi au dépôt des archives notariales anciennes au dépôt départemental[2] qu’il qualifie de « grave mesure, qui nécessiterait l’intervention du pouvoir législatif. » Il a conscience que « les mesures proposées paraîtront énormes à l’Administration, combien leur réalisation offrira des difficultés, combien de protestations et de résistances elles soulèveront tout d’abord, même (et surtout) de la part des municipalités qui jusqu’ici n’ont eu cure de leurs archives anciennes. » Il rappelle le rôle crucial de l’État dans ce domaine « puisque l’État se considère comme le tuteur des communes et des hôpitaux, ce serait faire acte de sage tutelle que de déterminer ses pupilles à mettre en valeur, que dis-je ? À sauver de la ruine la part d’héritage qu’ils ont reçue du passé. »

Il se soucie des archives les plus récentes, celles du XIXe siècle, il affirme « à nos yeux, c’est une erreur singulière de considérer l’histoire de la Révolution et même celle du XIXe siècle comme peu dignes de l’attention d’un chartiste. » Il considère que des archives déjà historiques sont présentes dans « les greffes et les intendances militaires, l’enregistrement, les prisons, sans parler des cabinets préfectoraux, – des dossiers fort importants pour l’histoire de la première moitié du XIXe siècle ». Une partie importante de son article traite de la question de la formation des archivistes et de leur déroulé de carrière aux horizons très réduits. Il souligne l’injustice des affectations de jeunes diplômés de l’école des chartes qui sont envoyés dans de gros dépôts alors qu’ils sont peu expérimentés. Il rappelle le peu de perspectives d’évolution des chartistes en ce début de XXe siècle « là où le candidat plante sa première tente, là aussi, peut-il se dire, il choisit sa tombe ». Plus grave, si des archivistes souhaitent évoluer, certains départements ne tiennent pas compte des services antérieurs rendus dans d’autres département dans le calcul de sa pension pour la retraite. Il propose la hiérarchisation des dépôts d’archives : les dépôts de chef-lieu de département qui seraient des postes pour les chartistes en début de carrière et les dépôts de chef-lieu d’anciennes provinces qui seraient des postes pour chartiste chevronné. Il évoque une sorte de crainte de déclassement entre la figure de l’archiviste érudit qui s’avérerait être un luxe, voire une dépense inutile, et un administrateur des archives qui n’aurait pas besoin d’être diplômé de l’école des chartes pour mener à bien sa mission aux yeux de l’administration. Alfred Leroux porte l’idée d’une réorganisation des services d’archives provinciaux pour une meilleure conservation des archives et pour offrir des perspectives d’évolution aux archivistes-paléographes.

Plein de pragmatisme, l’article « Comment on déménage un dépôt d’archives » donne des conseils pratiques pour le déménagement d’archives. Il nous transmet quelques grands principes, nullement dépassés, que l’on peut résumer ainsi[3] :

  • il faut être prêt pour le déménagement, les fonds et collections doivent être bien identifiés
  • le nouveau local de conservation des archives doit être totalement achevé
  • pour le responsable des archives il est important d’être impliqué dans le déménagement en encadrant les opérations voire en donnant lui-même un coup de main
  • il est nécessaire de communiquer sur l’avancée du déménagement et de suspendre, le temps du déménagement, les communications administratives et historiques
  • il apporte plusieurs conseils organisationnels
  • il note que le déménagement requiert une bonne connaissance des fonds et une capacité à encadrer son personnel pour s’adapter à d’éventuels imprévus.

Ce qui étonne le plus dans ce texte ce sont les moyens logistiques : les liasses, registres et livres de bibliothèques sont déménagés dans des « panières ». Aujourd’hui on parlerait d’armoire roulantes, de cartons de déménagement, de palettes… Alfred Leroux recommande un déménagement en « morte saison administrative » ce qui correspond à septembre-octobre ou avril-mai, il préconise d’éviter l’été à cause de ces fortes chaleurs, certainement davantage pour le confort des individus que pour des raisons de conservation préventive. Il invite, après le déménagement, d’effectuer une vérification de la présence sur les rayonnages des séries transférées à partir des descriptions des instruments de recherche et non d’un récolement antérieur. Il conclut ainsi « un déménagement est en somme le plus souvent une heureuse fortune, qui permet de secouer la poussière des années, de rassembler des séries dispersées, de mettre au rancart des dossiers inutiles, de parfaire le classement matériel. »

L’article « comment désencombrer les archives des préfectures et des sous-préfectures » rempli de bon sens et de recommandations pour une éventuelle réorganisation des archives des administrations aborde un problème récurrent : le manque de place ! Écrit au début du siècle dernier, c’est-à-dire bien avant la croissance exponentielle de la production documentaire de l’après Seconde Guerre Mondiale, ce texte montre que les archivistes sont déjà soucieux de l’accroissement des séries modernes et que limiter leur augmentation est un enjeu pour les dépôts d’archives.  Quatre préconisations sont faites :

  • 1) agrandir les locaux, solution coûteuse et peu pérenne.
  • 2) réduire les délais de conservation : solution intéressante mais qui reste limitée. Il évoque aussi des aménagements modernes de locaux avec des rayonnages dotés d’un montage “sur crémaillère”, nos compactus, mais il déplore qu’ils sont « fort rares dans les vieux bâtiments ».
  • 3) obliger les administrations à conserver chez eux tous les documents à supprimer à terme et envoyer aux archives les documents à conserver définitivement, c’est la règle qui prévaut aujourd’hui, principe réaffirmé notamment dans les débats récents sur les archives essentielles ce qui enterre définitivement les expérimentations autour du pré-archivage (dans les années 1960 à 1980). Alfred Leroux vise comme piste de désencombrement de stopper les versements d’« amas de registres et de rôles » de la « Trésorerie générale » et propose que ces documents restent directement dans les locaux de la Trésorerie générale. Il rappelle que l’archiviste est peu armé pour la compréhension de ces documents arides « notions très confuses de ce grimoire financier ». Il évoque aussi les typologies les moins volumineuses et les plus rares notamment « l’Inspection des enfants assistés, aux bureaux de l’architecte départemental et aux asiles départementaux, leurs versements purement accidentels se bornent généralement à peu de choses ». Il attire l’attention sur le « service des Ponts et chaussés, [qui verse] quand il se sent débordé par des dossiers hors d’usage ».
  • 4) La dernière solution est de diminuer « le nombre de services publics autorisés à verser leurs papiers au dépôt départemental ».

Un autre aspect intéressant dans ce texte est qu’il considère la série L comme une série moderne qui abrite des « papiers déjà historiques », il recommande d’accueillir tous les documents qui peuvent enrichir cette série mais aussi les séries K (avec les arrêtés de la préfecture et du conseil de préfecture) et Q (contenant tous les documents relatifs aux domaines).

Plus d’un siècle nous sépare, ces articles conservent une grande fraîcheur, ils sont pleins de pragmatisme et ils témoignent de l’engagement d’Alfred Leroux au sujet des archives : réflexions sur l’organisation des archives départementales, sur le positionnement des archivistes, conseils pour le déménagement des archives, limitation de l’encombrement des dépôts, réflexions sur le cadre de classement… Nous espérons que ces textes vous donneront envie de lire Alfred Leroux !


Sources et orientations bibliographiques

LEROUX Alfred,« Comment on déménage un dépôt d’archives », extrait du Bibliographe moderne, n°3, 1903, p 234-241. (Cote AD87 : BR 4461)

LEROUX Alfred, « De quelques améliorations possibles dans l’organisation et le fonctionnement des archives provinciales », extrait du Bibliographe moderne, n°1-2, 1904, p. 35-61. (Cote AD87 : BR 4462)

LEROUX Alfred, « Comment désencombrer les archives de Préfectures et sous-préfectures », extrait du Bibliographe moderne, n° 3-4, 1904, p.113-120. (Cote AD87 : BR 4463)

CHANAUD Robert, « Une vie pour l’histoire Alfred Leroux, un archiviste sous la Troisième République » dans Archives en Limousin. Érudits limousins et sociétés savantes, n° 35, 2010-1, p. 67-73.

DELAGE Franck, « A. Leroux, la vie – les idées – les œuvres 1855-1861 », dans Bulletin de la société archéologique et historique du Limousin, n° 71, 1924,p. 4-37 [en ligne] disponible sur https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9751515c L’article est suivi de la « bibliographie des travaux Alfred Leroux » (p. 38-58).

FORGET Philippe, Labeur, conscience et vérité. Alfred Leroux (1855-1921) archiviste et historien protestant, Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2017, 375 p.

FORGET Philippe, Alfred Leroux (1855-1921) le charme discret du renoncement, 2017 [en ligne] disponible sur  https://youtu.be/3XpEDxfrEUU (conférence donnée à l’école nationale des Chartes).


[1]Philippe Forget, Labeur, conscience et vérité. Alfred Leroux (1855-1921) archiviste et historien protestant, Limoges, Presses universitaires de Limoges, p. 243 et compte rendu d’Ernest-Daniel Grand, Bibliothèque de l’école des Chartes, 1906, volume 67, p. 297-298.

[2]C’est sur cette question que débute l’article « Comment désencombrer les archives de Préfectures et sous-préfectures ».

[3]Nous avons résumé avec des termes très actuels, il faut absolument lire l’original qui est un texte savoureux !


Autrice : Anaïs BERGER, Archives départementales de la Haute-Vienne